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Le Tour de France à Singapour : quand la Grande Boucle fait étape dans la cité-État

Le Tour de France est devenu un puissant instrument de soft power. L’instauration à Singapour d’un critérium urbain labellisé « Tour de France » renforce l’attrait de l’épreuve en Asie du Sud-Est. Dans le sillage des bonnes relations franco-singapouriennes, la cité-État fait partie intégrante de la route du Tour.

Tour de France Singapour De gauche à droite : le Belge Jasper Philipsen de l’équipe Alpecin, l’Italien Jonathan Milan de l’équipe Lidl-Trek et l’Érythréen Biniam Girmay de l’équipe Intermarché-Wanty sur le podium du Tour de France Singapore Criterium, à Singapour, le 2 novembre 2025. Roslan Rahman/AFP

La Grande boucle à Singapour

L’image a de quoi surprendre. Cœur historique de Singapour, Marina Bay est la vitrine de l’extraordinaire réussite de la cité-État depuis son indépendance il y a soixante ans : architectures futuristes, jardins suspendus, hôtels de luxe, casinos, circuit de Formule 1… C’est dans ce décor improbable que s’est déroulée, le samedi 1er novembre 2025, une étape de la Grande Boucle… ou presque. Pour la quatrième année consécutive, Singapour accueille une course estampillée « Tour de France », le temps d’un critérium urbain (60 kilomètres de course en ligne, effectuée en 25 tours d’un circuit de 2,4 km). Événement promotionnel par nature, à forte dimension marketing, il n’en demeure pas moins un rendez-vous d’intérêt pour les passionnés de vélo.

L’édition 2025 s’est déroulée dans des conditions compliquées sous une pluie diluvienne, ajoutant encore de la dramaturgie à une étape singapourienne qui attire chaque année des stars et fait vibrer les fans. Ainsi, en 2024, Marc Cavendish, recordman de victoires d’étapes sur le Tour (35 fois), avait choisi la cité-État pour mettre un terme à sa carrière – avec une dernière victoire au sprint. Cette année, malgré la présence de cadors comme le Slovène Primoz Roglic, ce sont encore les sprinteurs qui se sont disputé la victoire. Le podium, sous les yeux enthousiastes de Mark Cavendish, désormais ambassadeur du critérium, avait fière allure : on y retrouvait tout simplement les trois derniers vainqueurs du maillot vert (soit les meilleurs sprinteurs au classement par points) du Tour de France, à savoir l’Italien Jonathan Milan, l’Érythréen Biniam Girmay et le Belge Jasper Philipsen.

Épreuve sportive internationale majeure, le Tour de France revêt également une dimension géopolitique, mêlant prestige national et stratégies d’influence commerciale aux retombées économiques mutuelles. L’organisation sous sa bannière d’une course régulière à Singapour en constitue un exemple intéressant.


Le Tour, un outil de soft power français… et international

Créé en 1903, le Tour de France est une compétition cycliste masculine (jusqu’en 1984, ndlr) à étapes – 21, dans son format actuel, pour près de 3 500 kilomètres – qui parcourt chaque été la France, avec parfois des incursions dans les pays voisins. Souvent cité comme le troisième événement sportif mondial en termes d’audimat après les Jeux olympiques et la Coupe du monde de football, il attire près de 12 millions de spectateurs sur ses routes et des centaines de millions de téléspectateurs à travers le monde. Le Tour est le plus ancien et le plus prestigieux des Grands Tours de l’Union cycliste internationale (avec le Giro d’Italia et la Vuelta a España). Il est universellement reconnu comme le sommet du cyclisme professionnel.

Au fil du temps, le Tour est devenu bien plus qu’un simple événement sportif. Malgré les scandales de dopage récurrents, il continue de captiver le public international. En sillonnant les routes de France, il reflète l’évolution historique de la société européenne et valorise un patrimoine touristique exceptionnel.

Diffusé dans plus de 130 pays, le Tour de France s’est progressivement mué en instrument d’influence pour la France, mais aussi pour d’autres acteurs internationaux. Depuis 1954, date du premier grand départ à l’étranger (à Amsterdam), 25 éditions ont débuté hors de France : en Espagne, en Italie, en Belgique, en Angleterre, en Irlande, au Danemark, ou encore en Allemagne. Formidable publicité, la qualité des images et la mise en valeur du patrimoine local ont encouragé des villes à forte ambition touristique – Londres, Florence, Dublin, Berlin – à se porter candidates pour accueillir le départ. En 2026, c’est depuis Barcelone (Espagne) que le Tour s’élancera.

Cette internationalisation du Tour n’est pas seulement motivée par des considérations économiques : elle fait souvent écho aux grandes dates qui ont marqué l’histoire du continent européen et offre aux pays hôtes une occasion de projeter une image positive au reste du monde. Du soft power à la géopolitique, il n’y a parfois qu’un pas.


Une Grande Boucle géopolitique

Depuis ses origines, le Tour de France porte une forte dimension géopolitique. Le choix de ses parcours reflète souvent une intention diplomatique liée à des événements historiques. En 1919, le Tour s’arrête à Strasbourg pour célébrer le retour de l’Alsace-Lorraine dans le giron national. Durant la guerre froide, le Tour fait face à la concurrence de la Course de la paix, organisée dans les pays communistes d’Europe de l’Est, symbole de la division du continent. En 1964, le Tour traverse pour la première fois l’Allemagne, quelques mois après la réconciliation officielle entre Paris et Bonn. Dix ans plus tard, la Grande Boucle passe par le Royaume-Uni, nouvellement intégré à la Communauté économique européenne (CEE). En 1994, les coureurs empruntent le tunnel sous la Manche, inauguré quelques semaines plus tôt.

Si les équipes ne représentent plus des nations, mais des sponsors privés, certaines sont directement financées par des États : Israël Premier Tech, Astana (Kazakhstan), UAE Team Emirates ou Bahrain Victorious. De quoi faire du Tour un outil de rayonnement, mais aussi une cible de choix. Les grands sujets de relations internationales s’invitent parfois dans le peloton et perturbent la course.

Dernier exemple en date, lors de l’édition 2025, des actions récurrentes de militants propalestiniens qui ont perturbé la course. Quelques semaines plus tard, la dernière étape de la Vuelta 2025, sous la pression de manifestations propalestiniennes, sera tout bonnement arrêtée.


Cap sur l’Asie-Pacifique

Course cycliste la plus prestigieuse au monde, le Tour de France a largement dépassé le cadre européen et cherche désormais à conquérir des territoires encore inexplorés.

Bien implanté en Europe, en Amérique (des athlètes états-uniens et colombiens ont remporté la compétition) et en Afrique (un cycliste africain, Binam Girmay, a remporté une étape du Tour pour la première fois en 2024), le Tour s’ouvre à présent à l’Asie, une région encore peu représentée dans le peloton. Le succès du Tour a ainsi inspiré la création de répliques dans la région : Tour du Qatar, Tour des Émirats, Tour du Timor, Tour de Pékin, Tour Down Under (Australie), Tour de Langkawi (Malaisie)…

Depuis les années 2010, des « critériums » – courses en boucle sur circuit fermé – labellisés Tour de France sont organisés au Japon et dans plusieurs villes chinoises (Shanghai, Pékin, Changsha). En 2022, Singapour est devenu le premier pays d’Asie du Sud-Est à accueillir le Tour de France. Soutenu par le Singapore Tourism Board et plusieurs partenaires privés, l’événement réunit plusieurs des meilleurs cyclistes mondiaux lors de chaque édition. Renouvelé chaque année depuis son instauration, l’événement fait désormais partie de l’agenda des grandes compétitions sportives organisées dans la cité-État.

« Singapour : les stars du Tour de France en opération séduction », France 24, 4 novembre 2022.

Pour Singapour, accueillir le Tour de France s’inscrit dans une stratégie de rayonnement international fondée sur la valorisation de grands événements sportifs, à l’image du Grand Prix de Formule 1 ou de l’étape du Rugby Sevens. Pour le Tour, la cité-État constitue une porte d’entrée stratégique vers l’Asie du Sud-Est, avec l’ambition, à terme, de multiplier les compétitions satellites dans les pays voisins.


Un événement symbole des excellentes relations franco-singapouriennes

Enfin, cet événement est emblématique des bonnes relations entre Paris et Singapour et de la bonne image générale dont la France bénéficie dans la cité-État.

Alors que les deux pays célèbrent en 2025 le soixantième anniversaire de l’établissement de leurs relations diplomatiques, leur coopération s’affirme dans de nombreux domaines : politique, avec la visite d’Emmanuel Macron en tant qu’invité d’honneur du Shangri-La Dialogue 2025, en juin dernier – une première pour un chef d’État européen ; militaire, avec l’escale du porte-avions Charles de Gaulle en mars ; économique, avec près de 1 000 filiales d’entreprises françaises implantées ; mais aussi culturelle, gastronomique et, désormais, sportive avec l’organisation du Tour de France à Singapour.

Ce succès pourrait en inspirer d’autres. Le football, sport roi à Singapour, reste aujourd’hui largement dominé par les clubs de Premier League anglaise, notamment Manchester United. Le Paris Saint-Germain, dont la popularité a fortement augmenté après sa victoire en Ligue des champions, a déjà effectué une tournée à Singapour en 2018 et ouvert un bureau local. D’autres clubs français de renom, notamment ceux évoluant en Ligue des champions comme l’Olympique de Marseille, pourraient à leur tour suivre cet exemple.The Conversation


Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Publié le 6 novembre 2025 Mis à jour le 6 novembre 2025

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